Un nouvel automne s’est transformé en saison de deuil collective
Le monde a regardé avec stupeur et en temps réel cette fois-ci, une série d’attaques terroristes déchirer la capitale française dans la nuit du 13 novembre. Des fusillades déchaînées, des attentats-suicides et des prises d’otage se sont succédé à Paris dans des cafés, des restaurants, une sale de concert et au Stade de France où se déroulait un match de football amical entre la France et l’Allemagne. L’horreur, revendiquée par les États islamiques d’Irak et de Syrie, a fait 129 morts et plus de 350 blessés. En janvier, durant l’attaque des bureaux parisiens du journal satirique Charlie Hebdo, des extrémistes s’en étaient pris à la liberté de penser, à l’esprit critique, à la tolérance. Ils sont revenus en novembre pour s’attaquer à la légèreté, à la joie de vivre, au sport, à la musique, et à la jeunesse.
L’appareil d’État s’est déclenché. Le président français, François Hollande, a lancé un appel à la guerre pour réduire Daesh à néant et organiser des frappes aériennes en Syrie avec le soutien des Américains et des instances internationales. La police nationale et les forces antiterroristes européennes ont tendu leurs filets à travers tout le continent pour déjouer d’autres complots et débusquer les complices. Le 18 novembre à Saint Denis, en banlieue parisienne, leur offensive a fait deux morts de plus dont une femme kamikaze qui s’est faite exploser pendant l’assaut des forces de l’ordre.
Mais c’est par-dessus tout l’extraordinaire déferlement de solidarité individuelle qui frappe le plus les esprits. Les réactions ont été instantanées et parce que les mots sont difficiles à prononcer, ce sont les images qui sont arrivées en premier. Sur Facebook les visages s’effacent derrière le drapeau tricolore. Instagram est inondé de photos souvenirs prises devant l’Arc de Triomphe, le musée du Louvre ou le Sacré-Cœur à l’occasion d’une lune de miel à Paris ou d’un échange universitaire. Des images du Petit Prince et de Madeline inondent les réseaux sociaux et côtoient des photos de monuments du monde entier habillés en bleu, blanc, rouge. Jean Jullien, un artiste français ressuscite de son crayon le symbole de la paix en croquant la tour Eiffel au centre du dessin. L’illustration se répand comme une traînée de poudre.
Certains se sont étonnés, non sans raison, que les attaques de Beyrouth qui s’étaient déroulées la veille, sans compter les précédentes tragédies à Londres, au Kenya, à Madrid et dans bien de trop nombreux endroits, n’aient pas fait couler autant d’encre. Il est vrai que ce massacre, le plus meurtrier en France depuis la seconde guerre mondiale, a été reçu différemment, il est vrai que la terre entière a été ébranlée, que davantage de gens ont été bouleversés. Pourquoi ?
D’abord il faut se rappeler qu’au cours des dix dernières années, Internet a virtuellement codifié le rituel du chagrin. Ses protocoles sont maintenant aussi bien définis que ceux qui président à l’observation de la Shi’va ou au déroulement de funérailles tibétaines. Il y a la superposition du drapeau sur les photos des profils de Facebook. Il y a le sacro-saint concept du hashtag, en l’occurrence #Priez pour Paris, utilisé plus de 6 millions de fois en quelques heures. Il y a les cérémonies bien réelles qui semblent conçues pour être photographiées et partagées en ligne tel que l’hommage en lumière de New York, les puissants projecteurs dirigés vers le ciel qui commémorent tous les ans l’effondrement des tours jumelles (ce dispositif, comme l’illumination de la Tour Eiffel, ne devait être que temporaire mais il est devenu bien trop emblématique pour ne pas être maintenu). Les réseaux sociaux ont permis aux populations qui vivent à des milliers de kilomètres de là de participer et de manifester leur émotion de manière succincte peut-être, mais néanmoins sincère.
Mais c’est aussi parce qu’il s’agit de Paris, la ville la plus visitée et probablement la plus idéalisée au monde, une ville qui rime avec amour, lumière, gastronomie et qui incarne le rêve de centaines de millions de personnes. Mis à part l’épisode « Freedom Fries » vite oublié, le lien entre les deux pays est particulièrement fort. Les Américains aiment Paris et les parisiens aiment l’Amérique. Si d’aventure il y a quelques semaines à peine, vous vous étiez trouvé au Bon Marché, le premier grand magasin français situé dans le 7e arrondissement et appartenant à LVMH vous auriez pu voir une exposition savamment agencée, Brooklyn Rive Gauche, où des pickles fabriqués de manière artisanale aux États-Unis côtoyaient sans vergogne les meilleurs artistes tatoueurs venus spécialement de Williamsburg. (Après Jerry Lewis, Brooklyn est le produit américain le plus exporté en France.)
C’est à Paris que de nombreux Américains font leur première expérience de l’étranger, de l’Europe, sur les traces de leurs illustres prédécesseurs — Franklin, Jefferson, Wharton ou Hemingway. Malgré l’ironie sous jacente, ce n’est pas un hasard si Euro Disney a préféré une périphérie bruineuse de Paris aux rivages ensoleillés de Barcelone, elle aussi candidate.
Mais avant tout, Paris est la cité des loisirs. Rien n’est facile à Paris – essayez de trouver un taxi ou de faire la queue dans une poste – et pourtant tout y est divertissant. Lorsque les Américains qualifient d’« européenne » l’une de nos villes, en réalité, ils pensent « parisienne » : ouverte, insouciante, un lieu où l’art est omniprésent. Dans une ville qui a fait de la flânerie une philosophie, qui transforme pendant l’été les rives d’une Seine bourbeuse en une plage de sable, pour la simple raison qu’il fait chaud ; une ville qui se demande constamment : « Qu’est ce que la beauté ? » et n’a pas hésité à exposer au grand jour ses hypothèses – la pyramide cristalline du Louvre, les chérubins du pont Alexandre III. Au-dessus du spacieux boulevard Hausmann, les appartements sont si exigües que leurs occupants n’ont guère d’autres solutions que de descendre dans la rue. Et c’est là que la magie opère.
C’est délibérément que DAESH a choisi ses cibles. Les 10e et 11e ne sont pas des arrondissements touristiques ou luxueux. Contrairement au Quartier latin, ils ne sont pas essentiellement habités par des étudiants mais forment une enclave où les races et les classes sociales se mélangent en toute impunité. Le patron du Carillon, l’un des bars attaqués, est algérien. Depuis longtemps, les dirigeants du Bataclan, la salle de concert où 80 personnes sont mortes, sont juifs. Comme le rappelle Libération, les victimes affichent « une ouverture culturelle, un libéralisme de mœurs, et un cosmopolitisme qui n’exclut pas une forme de patriotisme festif. » En témoignent les 19 nationalités dénombrées parmi les victimes.
À Paris aujourd’hui l’état d’esprit n’est pas à la revanche mais à la dignité et au défi. Le mode de vie parisien – un mode de vie cosmopolite – a fait l’objet d’une attaque à laquelle la jeunesse répond par une sorte de protestation joyeuse en trinquant aux terrasses des cafés et en se rassemblant en foule dans les bars. Ils savent que la mort n’a de sens qu’à condition d’avoir fait d’abord l’expérience de la vie avec ses petits et ses grands bonheurs, ses deuils, ses incompréhensions et même parfois ses absurdités. Ils savent que les fanatiques qui se font exploser, s’ils n’ont pas eu peur de la mort n’auront jamais connu la vie. Car en réalité c’est de la vie que les terroristes ont peur.
En attendant, la devise de Paris, Fluctuat nec mergitur, locution latine signifiant « il est battu par les flots, mais ne sombre pas », n’a jamais été aussi actuelle. Au cours des 12 derniers siècles, Paris est restée fidèle à cette devise en survivant aux sièges des Romains, des Vikings, des Prussiens, des Jacobins, du nazisme. Elle a triomphé d’Hitler. Pendant que le monde l’observe et prie pour elle, Paris saura vaincre la peur en lui opposant comme elle l’a fait dans le passé, la liberté, la loi et l’amour.
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